Sunny Murray : batterie
Bernard Lubat : piano
Sylvain Guérineau : saxophone
Francis Marmande : contrebasse
Uzeste Musical, chapiteau, 20 août 1998, Saint Bernard,
QUARTET EN FUSION
COLÈRE DU BONHEUR
par Francis Marmande
Jeudi 2 juillet 1998 : téléphone, voix féminine.
J’étouffe dans ce bureau de la Tour centrale, à Jussieu (Paris, 5e).
Professeur à l’université Paris-Diderot, je liquide des paperasses pénibles par ces chaleurs. La fac est déserte.
Je ne suis pas musicien.
Je suis, nuance, un type qui joue de la musique. Contrebassiste à l’amiable.
La voix : « Laissez-moi vous parler de Sunny Murray. Vous le connaissez bien. Il étouffe dans une chambre de bonne, rue du Cardinal-Lemoine. Il aimerait trouver un appartement plus grand. Il tourne en rond. Pas un des 365 festivals de l’été ne l’a programmé. Que faire ? »
L’appartement, je ne vois pas.
Un « gig » insensé ?
J’appelle illico Bernard Lubat à Uzeste.
Chance ou miracle, il lui reste trois sous.
Lubat engage sur le champ Sunny Murray à Uzeste Musical.
Sunny Murray –, Bill Dixon, Archie Shepp, Cecil Taylor, Ornette Coleman, Albert Ayler, Jacques Thollot …– le grand Sunny rappelle toujours ses origines amérindiennes…
Il est né à Idabel (Oklahoma) le 21 septembre 1936.
À Idabel, enfin, dans son quartier d’Idabel, au cinéma, même les westerns étaient des westerns « noirs ».
Dans le bus qui le conduit chez le dentiste, il voit ses premiers « blancs ». Peur bleue.
Il rejoint New York, en 1957. Première rencontre : Cecil Taylor.
Il vient de quitter le monde exaltant de l’usine, le jour même où la machine lui coupe l’index et le majeur de la main droite.
À NYC, il accompagne des artistes sérieux (Henry « Red » Allen, Willie « The Lion » Smith, Jackie McLean…) puis s’engouffre tête baissée dans la « New Thing ».
Sans se poser la moindre question.
Si : élaborant une très fine harmolodie, « Great Black Music » persillée d’apports amérindiens. En Europe, les critiques patentés peinent à se reconvertir.
New Thing : Élan révolutionnaire allié à la spiritualité, bourrasque lyrique… S’affirmant après une dizaine d’enregistrements aux côtés des héros de l’introuvable « free jazz », Sunny publie son album Sonny’s Time Now (LeRoi Jones et Ayler,1965).
1968 : il s’installe à Paris. Formidable pour les étatsuniens déjà là (Alan Silva, Bobby Few) et les musiciens les plus hardis (François Tusques, Bernard Vitet, Portal…). Byg et Futura, le label de Gérard Terronès, à la manœuvre.
Sunny Murray revient en 1989 à l’invitation de l’IACP (Institute Art Culture Perception) d’Alan Silva.
Passages à vide ou retrouvailles grandioses (Jacques Coursil), rencontres (Nelly Pouget, David Murray), il est toujours sur la brèche…
Hercule au sourire d’enfant, un peu impulsif (prétendent les organisateurs de festivals pour mieux l’ignorer), d’une exquise courtoisie, etc.
Pour le non-musicien que je se suis (ça doit aider), Sunny Murray est plus qu’impressionnant.
Après une rencontre provoquée par le sculpteur Kirili, je l’ai déjà invité à l’université.
Impulsif ou pas, s’il me tolère, c’est qu’il a ses raisons (enfin… c’est ce que je me dis). Le soir de son anniversaire où, dans un bar de La Goutte d’Or, il me demandera de commencer par un long solo, je n’en mène pas large, croyez-moi. Époque épique opaque !
Au téléphone, entre deux rires et trois apophtegmes politiques, Lubat d’Uzeste improvise en un clin d’œil, un quartet d’occasion :
Sunny Murray, Lubat aux claviers, Guérineau (vieux compagnon d’impro, alto sax) et moi.
Ça tombe bien : nous sommes déjà programmés à Uzeste avec le combo Voisins & Amis que j’ai réuni, le 24 mars 98, pour le festival Banlieues Bleues à Aubervilliers (Minvielle, Lubat, Marc Perrone, Paco El Lobo, Arnaldo Calveyra, Guérineau, etc.). Répétitions dans ma cuisine pendant six mois. Répéter quoi ?
Même édition d’Uzeste Musical 1998, Evan Parker, Sam Rivers, Paul Rodgers, Tony Hymas et toute la troupe de la Haute-Lande au programme. Grands secrets de Lubat.
Ça ne rigolait pas. Et puis, ça rigole aussi.
Le concert du 20 août, un jeudi ?
Tornade de joie…
Douceur trop humaine
Déflagration cosmique
Bordel surréel, ivresse plurielle, écoute effrénée, swing ravageur
« Très vite, on a senti que la musique jouait d’elle-même… C’était bouleversant, on n’avait plus rien à faire, juste se laisser porter par elle… » (Ornette Coleman)
Qu’est-ce qu’un groupe en fusion ?
Pas le temps de répondre
Combustion spontanée
Saut à l’élastique sans élastique
Colère du bonheur
Dérèglement de tous les sens
L’impossible de tous les possibles
L’horizon du rêve
Une étincelle qui dure
Fraternité si heureuse
Sunny Murray et Lubat impériaux, Guérineau déchaîné.
Ce soir, pas le moindre souvenir de « musique » en notes…
L’instant pur, la fête, une énergie de feu, l’amitié ensemble…
released August 14, 2023
Sunny Murray : batterie
Bernard Lubat : piano
Sylvain Guérineau : saxophone
Francis Marmande : contrebasse
Restauration de l'enregistrement original (DAT - sortie de console) : Damien Dulau